L'œuvre littéraire de Daniel Marciano autour de Joseph Bologne nommé Chevalier de Saint-Georges, escrimeur de légende, ne cesse de se densifier. Ses textes prennent maintenant le statut de travaux scientifiques de référence. Nous attirons l'attention de nos lecteurs sur le site de l'auteur où il partage avec nous ses meilleurs analyses.
Daniel Marciano a été président de l'Université d'été 94120 Saint-George & Dalayrac (UnivCsgd94120, 2006). Il est l'un de nos plus éminents conseillers.
Biographies et récits de fiction historique
ou La Lettre et l’Esprit
Lorsque Sofia Coppola a présenté son film Marie-Antoinette, certains journalistes, biographes et historiens se sont jetés sur elle comme des limaces sur une rose. Ils ont tenu à montrer qu’ils étaient capables de faire la part entre le vrai et ce qui l’était moins et de fustiger ce qui était du domaine de l’imaginaire. La plupart d’entre eux n’ont pas voulu admettre qu’elle avait voulu donner sa propre vision de la Reine à la lueur de ses lectures et ce avant le cataclysme de la Révolution.
Dans ce film, Marie-Antoinette apparaît comme une femme qui évolue dans un monde qui lui est étranger, voire hostile, régi par un protocole absurde qui suinte le vide et l’ennui en dépit du faste et des dorures du Palais de Versailles. Cette jeune princesse autrichienne, envoyée en France pour raison d’état, est d’autant plus seule que le Dauphin, son époux, ne lui manifeste guère d’intérêt et pour oublier son amère déconvenue, elle s’étourdit dans des plaisirs frivoles.
Cinq ans avant de commencer à tourner, Sofia Coppola s’était assuré le droit de s’inspirer du livre biographique d’Antonia Fraser dont elle n’a pas directement tiré profit. Elle a abouti en définitive à une création tout à fait personnelle.
Il est concevable qu’à partir d’une biographie, succession de faits, corroborés par des documents d’archives ou des témoignages d’époque, le résultat est presque immanquablement un document visuel didactique ou documentaire.
En revanche, lorsqu’on écrit à des fins de spectacle ou de divertissement - qu’il s’agisse d’un roman, d’un texte de théâtre, d’un livret d’opéra, d’un scénario cinématographique - la démarche est différente. L’objectif majeur est de raconter une histoire et de plaire à ses lecteurs ou à son public, ce qui n’exclut pas de se préoccuper de « L’Esprit » à défaut de « La Lettre ».
Pour un spectacle, il convient de créer une galerie de personnages qui vont graviter autour du héros. Certains vont l’accompagner jusqu’à la fin du récit. D’autres disparaîtront ou feront leur entrée en cours de route. Il faut composer des dialogues, combler des zones d’ombre, trouver ce que les cinéastes appellent des « déclics dramaturgiques ».
Tous ces exercices sont fatalement des données de fiction historique qui pourront éventuellement constituer autant de cibles pour des biographes ou des historiens, obnubilés par la recherche de la Vérité avec un grand V.
Dans un article paru sur Le Figaro Littéraire en date du 8 juin 2006, intitulé Le Roman peut-il tout se permettre ? , Jacques de Saint-Victor analyse le roman historique qui se nourrit de l’histoire, genre trop souvent regardé de haut par les biographes et les chercheurs.
Il estime que « le roman devient parfois indépassable pour faire parler ce que Michelet appelait « les silences de l’histoire », ces « terribles instants où elle ne dit plus rien et qui sont justement ses moments les plus tragiques ». Comment évoquer en l’absence de traces, l’horreur d’un massacre ? L’histoire doit savoir s’effacer devant la puissance évocatrice du roman. »
Françoise Chandernagor a publié chez Gallimard un livre intitulé La Chambre, roman sur les trois années que le Dauphin, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, a passé au Temple dans des conditions abjectes.
Lors d’un entretien littéraire, elle a expliqué sa démarche pour écrire son ouvrage. Son avis rejoint celui de Jacques de Saint-Victor. Elle dit notamment :
« Lorsque les expertises d'ADN ont montré que l'enfant mort au Temple était bien Louis XVII, il n'y a plus eu de mystère. Et je me suis dit: maintenant je peux écrire sur lui. Sur sa lente destruction intérieure. Et comment voulez-vous le faire autrement que par le roman? On ne connaît pas sa voix et on dispose de peu de témoignages précis, objectifs. Il a bien fallu meubler les silences, ce silence de plomb. »
Dans L’Alouette, pièce de Jean Anouilh où Jeanne d’Arc est devant ses juges, l’accusée se défend si bien qu’un critique littéraire impressionné par l’éloquence de Jeanne et de ses vives réparties exprima son appréciation des dialogues d’Anouilh en disant qu’il pensait qu’elle s’était si bien défendue, tout au long de son procès, que jusqu’à la fin, il avait fermement cru qu’elle allait s’en tirer…
Pour en revenir à Saint-Georges, il y a de larges zones d’ombre dans sa vie et celles de ses proches. Par exemple, on ne sait presque rien sur Nanon, la mère du Chevalier, que nous avons appelé Noémie dans notre récit. C’est là un clin d’œil à Roger de Bully dit Roger de Beauvoir, auteur d’un roman, intitulé Le Chevalier de Saint-Georges, publié en 1840, roman adapté un peu plus tard en comédie en trois actes, mêlée de chant, cosigné par Anne-Honoré-Joseph Duveyrier dit Mélesville, et mise en scène avec succès au Théâtre des Variétés à Paris la même année.
Il est pour le moins surprenant que plusieurs historiens et biographes du chevalier de Saint-Georges se répandent en imprécations sur cette œuvre de fiction historique. Ils avancent que cet ouvrage a été source d’errements dans la mesure où certains éléments de ce récit ont été hâtivement jugés authentiques par des lecteurs ou par des auteurs qui n’ont pas vérifié leurs sources. Si tel est le cas, pourquoi diantre ne pas mettre ces chercheurs défaillants en cause et non monsieur de Beauvoir ? N’a-t-il pas fort bien fait son travail de romancier ? Au fait, en vertu de quel critère une biographie serait-elle plus recevable ou digne d’intérêt qu’un récit de fiction historique sur un même sujet ou sur un même personnage ? Ce sont là deux exercices littéraires différents.
Ecrire une biographie sur un sujet ou un personnage du passé requiert rigueur, patience et longueur de temps. Le suprême plaisir ou la gloire des biographes, chercheurs souvent concurrents, parfois antagonistes, ne consiste-t-il pas à réussir à « exhumer » des documents inédits des archives ?
Ecrire un récit de fiction historique est d’une tout autre nature. L’objectif du romancier, osons le répéter, est de conter une bonne histoire en laissant son imagination vagabonder et de faire rêver ses lecteurs.
Deux spectacles biographiques retraçant la vie et l’œuvre de Saint-Georges, celui du spectacle équestre de Bartabas à Versailles en 2004, et celui produit par les élèves et l’équipe pédagogique du Collège Victor Hugo de Saint-Yorre en 2007, se sont terminés par un monologue lyrique et totalement imaginaire attribué au Chevalier, mettant l’accent sur les souffrances et les humiliations dont il fut victime. Ces paroles fictives de Saint-Georges de fin de spectacle, empreintes d’un grand désarroi, et émises d’une belle voix grave « off stage », sur une musique de fond, ont chaque fois ému les spectateurs.
Le monologue de Saint-Yorre - avec pour fond musical cette mélodie d’une exquise tendresse et sensibilité qu’est L’Adagio en Fa mineur de Saint-Georges, joué au piano - a fait passer sur l’auditoire une immense compassion pour ce divin Saint-Georges. Les spectateurs se sont spontanément levés pour exprimer leur appréciation à toute la troupe. Cette séquence de fiction historique a probablement eu bien plus d’impact que n’en avaient eu les différents tableaux précédents ayant trait à des événements majeurs authentiques de la vie de Saint-Georges. Elle a d’ailleurs été reprise par des internautes.
N’en déplaise à ses détracteurs, le récit de Roger de Beauvoir se lit bien et se situe dans la veine des grands romans d’Alexandre Dumas dont de Beauvoir était un ami proche. Les faits étant ce qu’ils sont, rappelons que ce roman a remporté un vif succès en son temps et fait l’objet de réimpressions tout au long du siècle. En tout cas, il a eu le grand mérite de célébrer cet éclatant et talentueux Chevalier et de prouver que plus de quarante ans après sa mort, Saint-Georges n’avait pas été oublié.
Pour venir un peu plus au secours de Roger de Beauvoir… qui ne peut plus assurer sa défense, nous pourrions faire remarquer aux biographes de Saint-Georges qu’ils ont presque tous tendance, peu ou prou, à se livrer eux aussi - consciemment ou non - à des conjectures et à des hypothèses pour meubler des « blancs ». Parfois, ils font part de leurs états d’âme à partir de documents plus ou moins fiables qu’ils citent. Des rumeurs peuvent aussi devenir des quasi-certitudes même si parfois elles ont été rapportées par des échotiers de l’époque, avides de scandales.
Ainsi, on laisse entendre que le Chevalier eut un enfant avec la jeune épouse d’un vieux général ce qui n’est nullement prouvé. On ajoute même que le mari bafoué aurait donné des instructions pour qu’on laisse l’enfant sans soins afin qu’il ne survive pas. De plus, on attribue à ce même époux infortuné d’avoir tendu une embuscade nocturne au Chevalier dans les rues de Paris.
Dans sa biographie, Joseph de Saint-Georges, le Chevalier Noir, publiée en 2006 par les Editions Guénégaud, Pierre Bardin en découvrant le rapport officiel de ce « guet-apens », rédigé par le commissaire au Châtelet, démontre qu’il n’en a rien été.
(Se reporter au commentaire de ce site, intitulé L’Agression – Variation des sources.)
Autre affirmation contestée, il est dit que Louise Fusil, jeune chanteuse et actrice que Saint-Georges rencontre sur le tard, a très probablement été sa maîtresse alors qu’on n’en sait strictement rien.
Jusqu'à ces dernières années, il y a eu des désaccords sur la filiation de Saint-Georges et sur sa date de naissance.
Lionel de la Laurencie, le premier à avoir écrit une biographie très documenté sur le chevalier dans L'Ecole Française de Lully à Viotti, encyclopédie musicale publiée à Paris en 1923, a toutefois fait une faute de filiation qui a été reprise par d’autres auteurs. Il avance que le père de Saint-Georges s’appelait Jean-Nicolas de Boulogne et que c'était l’un des intendants des finances royales. De plus, en recoupant des documents contradictoires mentionnant l’âge du Chevalier, il en a conclu que Saint-Georges était né en 1739 plutôt qu’en 1745.
Nul ne conteste désormais que Joseph Bologne, est né le jour de Noël de l’an 1745 et que la date de naissance donnée par Antoine La Boëssière dans sa « Notice Historique sur Saint-Georges » - qui vient en préambule de son traité L’Art des Armes, publié en 1818 - est fiable. Il est admis aussi, une fois pour toutes, que son père s’appelait Georges de Bologne Saint-Georges et qu’il était propriétaire d’une plantation sur l’île de la Guadeloupe.
Tous ceux qui ont étudié la vie de Saint-Georges et qui admirent le personnage, déplorent qu’il fut parfois injustement traité. Toutefois si l’on s’appesantit sur les actes de discrimination qu’il eut à subir, ne risque-t-on pas de donner l’impression que son existence fut un long martyrologe alors que sa vie a été fastueuse ?
N’a-t-il pas dirigé les plus grandes formations musicales de son temps ainsi que le théâtre privé de la marquise de Montesson? Ce fut l’ami du duc d’Orléans et du futur George IV d’Angleterre. Les dames de la cour lui faisaient cercle. Il a côtoyé les grands seigneurs sans complexes, suscité leur admiration mais parfois aussi leur jalousie, rançon de ses succès et de ses talents.
(Se reporter à l’essai intitulé Victimisation et oubli.)
Dans ses Reminiscences et Angelo’s Pic-Nic or Table Talk, Henry Angelo, maître d’armes italien installé à Londres, a parlé avec enthousiasme de Saint-Georges qu'il a accueilli plusieurs fois. Tous les biographes citent aveuglément les écrits d’Angelo comme paroles d’Evangile alors qu’il ne se soucie pas outre mesure de l’authenticité des faits, des dates ou de la graphie des noms propres. Ainsi, il écrit que M. de Boulogne ne survécut pas longtemps après le triomphe de son fils sur Me Alexandre Picard en 1766 lors d’un assaut d’armes. Or, on sait que Georges de Bologne mourut huit années plus tard à la Guadeloupe. De plus, selon Angelo, Saint-Georges serait mort aux environs de 1810 ou 1811.
Rapportant la mort tragique de Gian Faldoni et de sa compagne qui se suicidèrent quelques années après que Faldoni eut croisé le fer avec Saint-Georges, Angelo multiplie les inexactitudes quant aux noms des amants ou du lieu du drame.
Autre point parmi d’autres, il n’est pas certain que Saint-Georges soit allé à Saint-Domingue, La Perle des Antilles, alors que plusieurs hagiographes du Chevalier affirment qu’il a voulu prendre une part active à la lutte de Toussaint-Louverture, le Spartacus de l’île, qui entend libérer les esclaves.
On précise même parfois qu’il a fait partie de la délégation des commissaires civils envoyés à Saint-Domingue avec, à leur tête, Léger-Félicité Sonthonax, l’ami de Brissot, le fondateur de La Société des Amis des Noirs, ce qui est très improbable.
Louise Fusil bien plus tard dans ses « Souvenirs d’une actrice », ouvrage publié en 1841, évoquera sa rencontre avec Saint-Georges après deux années d’absence :
Alors qu’elle est assise sur un banc des jardins du Palais Royal avec l’une de ses amis, elle reconnaît Saint-Georges et son ami Lamothe. Elle pousse des cris de joie et de surprise en retrouvant ses amis et partenaires. Se ressaisissant, elle les accueille par une vocalise versifiée à l'improvisade :
A la fin, vous voilà ! Je vous croyais pendus,
Depuis bientôt deux ans, qu'êtes-vous devenus ?
Puis elle ajoute : - Non, je ne vous croyais pas précisément pendus mais bien morts, et je vous ai pris pour des revenants.
Et Saint-Georges de lui répondre :
- Nous le sommes, en effet, car nous revenons de loin.
C’est à partir de ce document que l’on a avancé que Saint-Georges avait traversé l’océan pour apporter son soutien à Toussaint-Louverture.
En l’absence de toute trace de Saint-Georges dans la presse de l’époque ou dans les archives des manifestes de navires en partance des ports français pour Saint-Domingue ou effectuant des traversées de retour en France, Pierre Bardin pense que c’est là une affirmation gratuite. « Comment imaginer qu’un homme aussi célèbre aurait pu partir incognito » se demande-t-il ?
Dans ses Réflexions sur la Vérité dans l’Art, essai qui tient lieu de préface à Cinq Mars, roman de fiction historique, Alfred de Vigny écrit :
« Le fait adopté est toujours mieux composé que le vrai, et n’est même adopté que parce qu’il est plus beau que lui ; c’est que l’Humanité Entière a besoin que ses destinées soient pour elle-même une suite de leçons; plus indifférente qu’on ne pense sur la Réalité Des Faits, elle cherche à perfectionner l’événement pour lui donner une grande signification morale.. »
Et Vigny ajoute: L’on doit s’abandonner à une plus grande indifférence de la réalité historique pour juger les oeuvres dramatiques qui empruntent à l’histoire des personnages mémorables... Ce qu’il y a de vrai n’est que secondaire.
Plus concrètement, nous pouvons nous demander si le d’Artagnan d’Alexandre Dumas ou le Cyrano d’Edmond Rostand ne sont pas tout simplement plus vrais que nature.
Bug-Jargal, le héros mythique de Victor Hugo, qui devient l’un des chefs des insurgés lors de la révolte des esclaves à Saint-Domingue en 1791 apparaît comme un homme d’une grande noblesse. Le récit de V. Hugo est un long cri de douleur et de compassion face à la misère et aux souffrances des captifs africains qui se révoltent. Dans ce récit, Bug-Jargal n’a-t-il pas autant ou peut-être même plus de panache que Toussaint-Louverture, auquel l’auteur fait implicitement référence ?
Très convaincu par cette profession de foi d’Alfred de Vigny et caressant le projet de transposer la saga de cet éclatant Chevalier à des fins de spectacle théâtral ou cinématographique, il m’a paru souhaitable de privilégier L’Esprit à La Lettre en m’immisçant résolument dans les nombreux doutes de l’histoire pour mettre le héros en situation parmi ceux qui furent ses proches, sans perdre de vue son oeuvre musicale et les grandes lignes de sa vie sur lesquelles on peut valablement se fonder.
Notes
Alfred de Vigny.- "
Alfred Victor, comte de Vigny est un écrivain, dramaturge et poète français né le 27 mars 1797 à Loches, Indre-et-Loire, et mort à Paris le 17 septembre 1863."
"S'étant progressivement rapproché des valeurs républicaines, Alfred de Vigny s'enthousiasme pour la révolution de 1848 et espére jouer un rôle politique dans la IIe République. Le peu de voix recueillies par sa candidature de député en Charente lui apportent une nouvelle désillusion."
Alfred de Vigny.- Les destinées
UnivCsgd94120
Et le vent de l’Histoire chante en moi (J. Brel)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire